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Petit bonhomme de chemin.


C'est un petit bonhomme tout gris, qui vit recroquevillé dans le coin tout gris d'un univers tout gris, peuplé de bonhommes tout gris recroquevillés dans le coin tout gris d'un univers tout gris et tout ça jusqu'à l'infini, un infini de gris et de petits bonhommes recroquevillés sur eux-mêmes dans leur coin.

Du matin au soir et du soir au matin, comme tous les autres, il bougonne, ronchonne, rabâche, de la voix la plus grise qu'on puisse s'imaginer. "Et pourquoi il a ci ?". "Et pourquoi j'ai pas ça ?". "Et pourquoi ils y ont droit ?". "Et pourquoi on ne me donne pas ?". Personne ne l'aime. Dit-il. Personne ne le respecte. Dit-il. Personne n'est là pour lui. Dit-il. Ah, s'il avait plus d'argent. Plus de considération. Plus de ceci ou de cela. Une maison plus grande, avec une piscine qui fait Plouf. Une voiture plus puissante, avec un moteur qui fait Vroum. Un chien plus gros, avec une gueule qui fait Ouaf-Ouaf. Une femme plus jeune, avec des robes qui font Waow. S'il avait tout cela, c'est sûr, il ne serait pas un petit bonhomme tout gris, recroquevillé dans le coin tout gris d'un univers tout gris.

Dit-il.

Croit-il.

Ment-il.


Il est seul, renfermé. Il est gris, aigri, amer. Il pense que le monde entier lui en veut. Il pense que l'univers s'est ligué contre lui. C'est plus commode, faut reconnaître. ça fait moins mal. Parce qu'il souffre, notre bonhomme tout gris. Parce que son cœur est chaud. Parce que son sang est rouge. Parce que personne n'est heureux d'être gris. Personne n'est heureux de vivre recroquevillé sur lui-même. Pas plus lui qu'un autre. Et ça le met en colère, une colère noire, toute noire, parce que ce n'est pas juste, parce qu'il n'est pas né pour être gris, parce qu'il se rêvait de toutes les couleurs, quand il était encore un petit enfant rose, tout rose. Il a cette amertume, cette aigreur, cette colère qui bouillonnent en lui, qui le déchirent de l'intérieur, qui lui font mal, oh, si mal, mais il ne sait pas quoi en faire alors il les déverse sur les autres bonhommes gris, qui déversent les leurs en retour et tout ça jusqu'à l'infini, un infini d'amertume et d'aigreur et de colère toute noire.


Un infini de bonhommes tout gris, qui se font du mal pour ne plus avoir mal d'être des bonhommes tout gris.


Une éternité passe, gris-clair.
 

Bougonne, bougonne. 


Une deuxième éternité passe, gris-neutre.

Ronchonne, ronchonne. 


Une troisième éternité passe, gris-sombre.

Rabâche, rabâche. 


Tout pourrait durer ainsi pour toujours, pour jamais, en une boucle insensée de jours vides et froids, en tous points identiques, sans hier ni demain ni maintenant, rien que du gris, du gris, du gris sur chaque page du calendrier. Oui mais voilà. Un jour comme tous autres - et pourtant différent, au point d'être comme le tout premier de tous les premiers jours -, un jour avec ses nuages, ses averses et sa cendre, un petit bonhomme tout blanc passe à côté de lui. S'arrête. Le fixe.
Et lui sourit.

ça ne le surprend pas. Il en a déjà vu, des petits bonhommes tout blanc. Il a toujours eu pitié d'eux, d'ailleurs. Parce que regardez-les, enfin, avec leurs vêtements tout propres et leur air ahuri : ils ne savent rien du monde qui les entoure, ils ne réalisent pas combien il est mauvais parce qu'ils n'y voient pas clair, allons, vous savez, parce qu'ils sont, c'est quoi le mot, déjà... "différents" ? Sinon ils ne souriraient pas. Personne de sensé ne sourirait dans un univers tout gris, peuplé de bonhommes gris, recroquevillés dans des coins gris. C'est pour ça qu'il les a toujours pris de haut, qu'il les a toujours ignorés. Qu'il s'est moqué d'eux, même, parfois, pour leur faire mal parce qu'il faut qu'ils aient mal, eux aussi, parce que ce n'est pas juste sinon. Et puis ça vaut quoi, un sourire ? ça ne vous nourrit pas. ça ne vous rend pas heureux. Ce n'est ni une maison, ni une voiture, ni un chien, ni une femme, enfin, voyons. C'est bon pour les petits enfants tout rose qui ne savent rien du monde et qui ne voient pas clair.


Mais ce jour-là, au lieu de pouffer, de cracher, de grogner, il ne sait trop pourquoi, notre bonhomme tout gris rend son sourire au bonhomme tout blanc. Et tout à coup, au fond de lui, il se passe quelque chose. Bobom, bobom. Quelque chose se met en marche. Quelque chose se réveille. Tout à coup, il se sent plus léger. Oh, pas beaucoup, n'exagérons rien, c'est à peine perceptible, tout juste un peu de fièvre, mais le monde lui paraît moins sombre. La pluie lui semble tomber moins dru. Machinalement, il se redresse. Déplie ses jambes. Étire ses bras.


Et pendant qu'il étire ses bras, le petit bonhomme tout blanc reste debout devant lui, à le regarder fixement de son regard tout blanc, sans cesser d'afficher ce sourire insoutenable qui ne l'est plus autant, soudain. Puis il lui tend la main. Jusqu'ici, notre petit bonhomme avait toujours refusé d'en saisir, des mains tendues. Pensez-vous. Il connaît le monde gris. On ne la lui fait pas. Il sait que personne ne tend la main sans raison, puisque le monde tout entier lui en veut et que l'univers s'est ligué contre sa personne. Si on vous tend la main, c'est qu'on veut quelque chose. Si on vous tend la main, c'est qu'on a une idée derrière la tête. Si on vous tend la main, c'est qu'on veut vous utiliser. Parce que ça n'existe pas, les gens désintéressés. ça n'existe pas, les gens qui vous aiment, les gens qui vous respectent, les gens qui se soucient de vous. Il n'y a rien de tout ça, dans son petit, si petit monde.

Sans trop savoir pourquoi, il s'en saisit pourtant, comme si rien n'était plus naturel, ou plus sage, ou plus important. D'abord, ça lui fait mal, d'abord ça le blesse tellement fort qu'il a envie de hurler, puis il comprend qu'il n'a pas mal, en fait, qu'au contraire, c'est l'absence subite de ce mal qui le fait tant souffrir. Puis il découvre que ce n'est pas de la souffrance. Qu'au contraire, c'est un apaisement. Ses pupilles papillotent. Ses prunelles grises se teintent de bleu. Une goutte, à peine. Qui, comme toutes les gouttes, contient tout l'océan. Il réalise alors, si tard, mais pas trop tard, qu'il voyait le monde à l'envers. En négatif, comme sur une pellicule photo. Que le gris qui teintait chaque ciel, chaque nuage, chaque instant était dans son regard. Que le monde est multicolore. Que même s'il peut être gris, ou noir, ou même au-delà, il ne l'est jamais complètement. Qu'il y a toujours, ou presque, de la couleur pour qui sait regarder.


Il se tient debout, à présent. Bien campé sur ses jambes, il relève la tête. Le soleil l'éblouit. Le réchauffe. Il se détourne un peu, le temps de reprendre sa respiration. Autour de lui, le monde des petits bonhommes gris, ce monde qui n'est déjà plus le sien, semble rapetisser à vue d’œil, de plus en plus absurde, de plus en plus futile, de plus en plus sinistre à mesure qu'il prend de la hauteur. Un peu comme s'il s'en détachait, comme s'il s'élevait dans les airs, plus loin, toujours plus loin, toujours plus près de la lumière. Dans la lumière.

Il y a de la lumière partout, dorénavant, pour le nouveau petit bonhomme tout blanc. De la lumière autour de lui, au-dessus, au-dessous, dans ses cheveux, entre ses doigts, qui enfle, s'étend, rayonne. Le voilà au sommet du monde, ce sommet dont il a tant rêvé quand il était en bas, et il n'y trouve ni gloire, ni fortune, ni rien de ce après quoi il pensait courir et qui aurait dû le combler. Seulement de la lumière. Une lumière qui s'immisce en lui, s’infiltre par les pores de sa peau, s'inhale et s'exhale à chaque souffle. Un temps, il reste là. Heureux, croit-il, bien que le mot n'ait plus véritablement de sens à ses yeux. Les maisons plus grandes, les voitures plus puissantes, les chiens plus gros, les femmes plus jeunes, tout ça lui paraît tellement... gris. Tellement petit. Infime. Et triste, aussi. Il ne possède rien de tout ça, et pourtant rien ne lui manque car il a l'essentiel. Il l'a toujours eu, sans le savoir. Il ne regardait pas dans la bonne direction, ni de la bonne manière. Respecter pour être respecté. Aimer pour être aimé. Tendre la main quand on nous la tend. Comprendre, plutôt que juger. Donner, plutôt que prendre. Ne pas être soi parmi les autres, mais être ensemble. Seulement cela : ensemble. A cette pensée, la lumière s'empare de lui et lui, à son tour, s'empare d'elle, oh, pas grand chose, un fragment, à peine, pour ne pas se brûler les pouces, puis il la frotte sur son visage jusqu'à l'en imprégner. Il pourrait rester là, infiniment, content et contenté. Mais il choisit de redescendre vers le petit monde tout gris des petits bonhommes tout gris qui parlent d'une voix toute grise. Ce monde qui n'est désormais plus le sien, mais où il a sa place.


Sur son visage, l'éclat grandit, grandit, grandit.


Jusqu'à dessiner...


Oh, trois fois rien.



Un sourire.




C'était mon dernier petit mot d'accompagnement. Une page se tourne. C'est tout pour moi.

Merci à tous de m'avoir lu jusqu'au bout.




--



Le petit bonhomme du secrétariat de Direction

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